Analyse « A History of Violence » de D. Cronenberg

D’une histoire singulière de violence, en passant par la violence comme constitutive de la fondation d’un pays, jusqu’au mythe originel de la Violence, Cronenberg joue sur différents niveaux de lecture tout en livrant un film de facture plutôt classique.

A History of Violence demeure pourtant un pur produit Cronenberg, poursuivant ses réflexions sur les relations entre le corps et l’esprit, entre Eros et Thanatos. Comme souvent chez lui, les pulsions de l’esprit, qu’elles soient sexuelles ou morbides, aboutissent immanquablement dans des séquelles physiques qui abiment les corps (les éruptions cutanées de Chromosome 3), voire les transforment (le corps de Jeff Goldblum dans La mouche, le corps méta-humain robotisé de Rosanna Arquette dans Crash).

 

La contamination de la violence :

 

souvenir de "La mouche" pour illustrer la contamination

 

Le premier niveau de lecture, le plus évident, est celui de la contamination de la violence, de génération en génération, de ville en ville, de père en fils. Dès la première scène, est instaurée une atmosphère étrange où le bruit du grouillement des insectes diurnes semble avoir été volontairement démultiplié. On est bien ici dans une sorte de parasitage, propagé par ces deux gangsters. Une des dix plaies de l’Exode, proférées par Dieu pour convaincre le Pharaon de laisser partir le peuple d’Israël,  mentionne les sauterelles qui « couvrirent la surface de toute la terre et la terre fut dans l’obscurité ». Dans A History of Violence, ce premier long plan-séquence très lumineux contraste fortement avec l’atmosphère sombre et froide régnant dans la ville de Millbrook.

A ce parasitage par l’intrusion de l’obscurité coïncide une contamination par l’intrusion dans les rêves, dans l’inconscient de la petite fille de Tom Stall. Cronenberg lie le meurtre de la petite fille de la première séquence au cauchemar de la fille de Stall. Evidemment, le siège des pulsions morbides et sexuelles est cet inconscient dont on peut faire une interprétation par les rêves. Dans Chromosome 3, les frustrations et les peurs de la mère, placée sous hypnose par un docteur psychoplasmique, culminaient dans la naissance symbolique de petits êtres maléfiques, matérialisation de sa fureur destructrice. Dans A History of Violence, Cronenberg associe la violence avec la notion d’inconscient collectif. Ainsi, Tom Stall a beau expliquer à sa fille que les monstres n’existent pas (qu’ils sont le produit de son inconscient), l’inconscient collectif de l’Amérique a, depuis sa fondation, intégré une violence qui a tout de monstrueuse.

 

Inconscient collectif, Cinéma et Histoire :

Carl Jung

 

Cette notion d’inconscient collectif fut forgée par le psychanalyste Carl Jung dans son étude intitulée Des archétypes de l’inconscient collectif. Comme nous le verrons plus tard, Cronenberg se passionne pour la psychanalyse et notamment pour ces deux figures fondatrices que sont Carl Jung et Sigmund Freud (son prochain film, A Dangerous Method a d’ailleurs pour sujet la relation conflictuelle entre ces deux hommes). Selon Jung, il faut distinguer une « couche pour ainsi dire superficielle de l’inconscient » (l’inconscient personnel), et une « couche plus profonde qui ne provient pas d’expériences ou d’acquisitions personnelles, mais qui est innée ». Cette dernière couche correspond à l’inconscient collectif possédant « des contenus et des modes de comportement qui sont les mêmes partout et chez tous les individus. En d’autres termes, il est identique à lui-même chez tous les hommes et constitue un fondement psychique universel de nature supra-personnelle présent en chacun ». Même si cette notion d’inconscient collectif jungien fut galvaudée, elle permet de penser une mémoire collective ancestrale d’un peuple qui, dans le cas des Etats-Unis, est jeune et a été influencé par des images archétypiques comme l’indien et le cow-boy.

 

« Le western s’est en partie substitué à la mémoire nationale, par exemple, à la perception historique qu’une nation a d’elle-même. Alors que les événements n’ont évidemment pas eu lieu tels que les westerns les ont relatés. Ce qui m’a passionné, c’est de filmer comment cette mythologie, que l’Amérique a bâtie, a fini par doubler sa réalité. » (David Cronenberg).


Cette citation de Cronenberg met en exergue le rôle privilégié du cinéma dans la culture américaine. En plus de sa force artistique propre, le cinéma serait capable d’imposer sa propre relecture du passé à la conscience collective nationale (relecture ensuite intégrée dans l’inconscient collectif de chaque individu). Les westerns américains ont ainsi négligé bons nombres d’éléments historiques tout en stigmatisant les Indiens d’Amérique. A force de fausser l’Histoire, certains westerns ont entrepris une rédemption de l’Histoire qui n’est cependant qu’illusoire. Un film comme Danse avec les loups a beau revaloriser la place des Indiens dans l’Histoire américaine, la posture apparaît comme hypocrite tant elle cherche à satisfaire les deux parties en présence. C’est bien évidemment Godard qui, plus que tout autre, a réfléchit à cette question de l’Histoire et du cinéma. Reprenant Kracauer, Godard voit dans certains films allemands et français (notamment à travers les figures despotiques comme Nosferatu, le Dr Mabuse ou le Dr Caligari) des années 1940 les éléments annonciateurs du nazisme. Le cinéma a échoué dans sa mission car il n’a pas su être perçu comme anticipateur des évolutions de l’Histoire. Dans De l’autre coté du miroir et ce qu’Alice y trouva de Lewis Carroll, cité par Jung à propos de son concept de « synchronicité », la Reine affirme à Alice qu’existe une mémoire qui fonctionne dans les deux sens (on peut donc anticiper les éléments futurs car étant déjà présents dans notre mémoire). Et la Reine de s’exclamer « ‘It’s a poor sort of memory that only works backwards ». Belle formule qui s’applique certainement au cinéma, capable de retravailler la mémoire du passé mais incompétent à être perçu comme un objet politicosocial susceptible d’anticiper notre conscience de l’avenir.

 

L’Americana déconstruite:

"Early Sunday Morning" - Ed Hopper

 

L’inconscient collectif américain s’entend, au sens large, comme une mémoire nationale communément qualifiée d’« Americana », sorte de réceptacle d’artefacts culturels, historiques et sociaux propre aux Etats-Unis. Tout au long de A History of Violence, Cronenberg joue avec ces codes culturels, cette mythologie proprement américaine, pour mieux la déconstruire. Le costume de majorette de la femme de Tom, l’équipe de football américain, le « dinner » avec son café noir et ses œufs brouillés sont ainsi, dans le film, des données de départ qui vont vite être chamboulées. Comme dans les peintures d’Edward Hopper, les apparences sont souvent trompeuses et dissimulent un danger imminent. Par exemple, dans Early Sunday Morning, une rue déserte prend une dimension inquiétante lorsque notre regard finit par prendre en considération les silhouettes derrières les vitres du bâtiment ainsi que la présence imposante et subreptice d’un building en haut à droite du tableau (poussée de l’urbanisation et ainsi mise à mal du fantasme américain de la « Small town » ?). Pour Jean Foubert, ce processus de déconstruction de l’Americana propre à Hopper et David Lynch (l’oreille coupée sur le gazon de Blue Velvet ; Twin Peaks) « vise à sortir de l’aliénation pour rénover notre regard par ses clichés en sortant d’un réalisme mimétique. C’est une théâtralisation carnavalesque de l’ordinaire ». En effet, les premières scènes d’exposition de A History of Violence étonnent de part leur théâtralité où chaque chose est à sa place dans le meilleur des mondes. La scène de transition où le voile des apparences est déchiré ne peut alors que se caractériser par une intense violence, faisant ainsi basculer le film de la lumière à la pénombre. Car il est bien question d’ombre et de part obscure de l’Homme dans A History of Violence.


Expressionnisme et Ombre jungienne :


Tout d’abord, c’est une ombre retranscrite esthétiquement grâce à une utilisation expressionniste de la lumière comme on en trouve d’ailleurs si souvent dans les peintures d’Edward Hopper. A maintes reprises, le visage de Viggo Mortensen est à demi-éclairé de façon à souligner la dualité de sa condition psychologique. Si Spiders (le précédent film de Cronenberg) est un film freudien, A History of Violence peut être considéré comme un film jungien. En plus de la notion jungienne d’inconscient collectif, le combat que mène Tom Stall avec son passé de gangster illustre le concept d’Ombre théorisé par Carl Jung. Pour le psychanalyste viennois,  l’Ombre, comme la Lumière, est présente en chacun de nous et ce même si elle est souvent ignorée et projetée sur autrui. L’Ombre jungienne correspondrait donc à notre « double inversé, notre face obscure, ou en quelque sorte notre frère jumeau opposé qui est caché dans les profondeurs de notre inconscient » (Daniel Cordonier in Le pouvoir du miroir). En devenant Tom Stall, le personnage de Viggo Mortensen a ainsi enfouit dans son inconscient son passé en tant que Joey Cusack le gangster. La part d’Ombre resurgit pourtant lorsque les hommes de main de son frère viennent lui demander de rendre des comptes. Le « jumeau opposé », « la face obscure » c’est donc Joey Cusack qui cohabite avec Tom Stall dans la même et unique personne. Durant toute la première partie du film, le spectateur est troublé devant ces gangsters inquiétants qui semblent connaître Tom et persistent à l’appeler Joey. Tom retarde alors la confrontation avec les gangsters par la mise en place d’un mécanisme inconscient de protection de son Moi : il nie tout en bloc et se place du coté de la Lumière. Or, comme Jung le souligne, la mise à distance de la part d’Ombre n’est que temporaire et plus la confrontation est reportée dans le temps, plus l’Ombre devient nuisible et puissante. Une fois de plus, les éclatements de violence dans A History of Violence sont d’une telle fulgurance que l’on comprend mieux les dangers du refoulement de la part d’Ombre.

L’Ombre est en chacun de nous, comme en témoigne la scène où le fils de Tom file une raclée au footballer qui l’importunait auparavant. Nous ne sommes donc pas seulement dans une mécanique de contamination de la violence (du père au fils) mais plutôt dans la démonstration de la nécessité de se confronter à son Ombre pour la soumettre à notre conscience morale sans pour autant la mettre à l’écart.

 

L’Histoire mythique de la Violence :

Ce combat gémellaire entre Tom Stall et Joey Cusack, entre la Lumière et l’Ombre prend une ascendance mythologique dans la confrontation entre Tom et son frère Richie. A la fin du film, la scène de retrouvaille entre les deux frères vire en un carnage fratricide sur fond de références religieuses appuyées (Tom déclare « Jesus Richie» alors que celui-ci git à terre les bras en croix). Sans aucun doute, Cronenberg rejoue le mythe d’Abel et de Caïn celui du péché originel de la Violence. Si l’Ombre, selon Jung, est présente en chacun de nous, la Violence est-elle constitutive de l’Homme ?

 

Richie as Abel

 

Dans le mythe d’Abel et Caïn, « Abel devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il advint que Caïn présenta des produits du sol en offrande au Seigneur, et Abel, de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau et même leur graisse. Or le Seigneur agréa Abel et son offrande. Mais il n’agréa pas Caïn et son offrande » (Chapitre 4 de la Genèse). S’en suit le meurtre d’Abel (le chasseur-pasteur nomade) par Caïn (le cultivateur sédentaire). Pour appuyer le rapprochement avec ce mythe originel de la Violence, Cronenberg oppose d’un coté, Tom/Cain sédentaire et vivant au grès des récoltes, et d’un autre coté, Richie/Abel entouré de tableaux de chevaux dans sa luxueuse résidence (donc lien avec la chasse et la nature). Et Richie d’interroger son frère : « Alors ca te plait cette vie de fermier, traire les vaches et tout ? »). De plus, le combat fratricide qui rejoue l’Histoire mythique se passe à Philadelphie dont l’étymologie grecque renvoie à philèin, aimer et adelphos, frère. Ironiquement, la « ville de l’amour fraternel » est donc le théâtre d’un éternel retour du mythe originel de la Violence.


Cronenberg mêle d’ailleurs tradition chrétienne génésiaque et mythologie grecque. Tout d’abord, l’abondance du symbole du cercle et de l’œil tout au long du film renvoie à l’œil de la Providence communément considéré comme le regard de Dieu sur le monde humain. Ainsi, l’œil de verre du gangster interprété par Ed Harris, l’insistance de Cronenberg à filmer un seul des deux phares de la voiture des gangsters sont l’écho d’un convoi divin dont la mission est de rejouer l’Histoire en mettant Tom/Caïn devant ses actions pècheresses passées. Mais le lieu où s’incarne le plus fortement cette redite de l’Histoire réside encore dans le temple grec où Tom finit son périple de la violence. Etrange décor pour un jardin de gangster … pas si l’on en vient à considérer le caractère prophétique d’un tel lieu. Comme le fut Delphes en son temps (proche de Philadelphie), un sanctuaire grec est un lieu élu où le sacré s’est manifesté et continue d’agir. Dans A History of Violence, ce temple constitue une trace supplémentaire du caractère éternel et indéfectible du couple Homme et Violence.


Tout comme la psychologie analytique jungienne, le récit d’Abel et Caïn nous présente une réflexion sur la violence comme constitutive de la condition humaine.  Pour autant, c’est dans la canalisation et dans la compréhension de cette violence que peut être déjoué l’apparente fatalité. Caïn c’est aussi celui qui a construit la première civilisation malgré son fardeau criminel. Plusieurs solutions pour déjouer la violence sont à envisager. A un niveau collectif, « le monopole de la violence physique légitime » comme disait Weber pour décrire l’Etat et ses lois constitue la solution la plus évidente, comme le suggère peut-être Cronenberg en faisant de la femme de Tom une avocate, allégorie de la Loi. A un niveau plus individuel, ne faudrait-il pas se retourner du coté de Jung qui déclarait à propos de l’Ombre qu’ :


« Il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension ».

 

L’ambigüité de la dernière scène où Tom/Joey retourne parmi les siens trouve un point d’ancrage dans cette citation de Jung qui s’avère etre finalement très humaniste tant elle présuppose la responsabilité de l’Homme envers Autrui.

 

RB

3 Commentaires

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3 réponses à “Analyse « A History of Violence » de D. Cronenberg

  1. super critique, bonnes références, un plaisir à lire !

  2. Hortense

    Salut,
    Juste pour te dire que j’ai trouvé vraiment très intéressante ton analyse de ce film. Je viens de le regarder et j’aime toujours bien mieux comprendre ce dont il s’agit réellement. En tout cas, de belles références et une prose qui met en valeur ton travail.

  3. Cette analyse est très intéressante, détaillée et elle apporte des références précises. Merci de l’avoir mise à disposition
    Isabelle

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